Romantiser l’amour (pléonasme ?), manque de confiance en soi mêlée à une position de victimisation (« pourquoi personne ne peut vraiment m’aimer ? ») et insécurité affective. Dans les relations avec dépendance, il y a un rapport vertical entre le dépendant et son objet. Et ce rapport n’est pas anodin car il s’inscrit dans les mêmes logiques, si ce n’est même la continuité, des rapports de domination qu’il existe dans les relations hétérosexuelles. Ainsi, je vais explorer ici la façon dont la dépendance affective est un outil des relations hétérosexuelles dans une société qui pousse, à travers ses normes, vers cette relation hétérosexuelle.
DEPENDANCE AFFECTIVE ET HETERONORMATIVITE
Définition de la dépendance affective
« Aimer, au sens de la passion (…) est un appauvrissement de l’être, une ascèse sans au-delà, une impuissance à aimer le présent sans l’imaginer comme absent, une fuite sans fin devant la possession » Denis de Rougemont.
La vision de Denis de Rougement sur l’amour est parfaitement celle de la dépendance affective. La dépendance affective est une perte de soi que l’on essaie d’oublier et de compenser dans l’affection désirée sans avoir la capacité d’aimer réellement. Les dépendants affectifs ne savent pas aimer, on croit que l’amour c’est être obsédé et se rattacher au moindre signe d’attention et d’affection, l’interpréter à notre manière de sorte à ce qu’il convienne à nos désirs malsains d’être aimé.e.s. On se pense sincèrement capable d’amour car nous avons une pathologique capacité à s’attacher à la première attention, peu importe venant de qui. On se dit qu’en aimant on sera aimé en retour.
Entre le manque de confiance en soi, l’absence d’intérêt identitaire, le manque de détermination ou plus généralement la passivité, l’insécurité profonde cherchant le besoin de validation (qui n’est jamais atténué même après de nombreuses réassurances extérieures)…Tout cela s’entretient mutuellement avec comme base la dépendance affective. Mais la dépendance affective est la recherche de l’amour comme solution miracle à notre mal-être que l’on a jamais identifié.
Obsession, attentes conséquentes, fort besoin de réassurance, disponibilité pour l’autre en quantité limitée, crever d’affection, réclamer de « l’amour » en grande quantité pensant mériter plus que les autres d’être aimé.e, prédisposition à aimer la prochaine personne qui donnera de l’affection (autrui n’existe pas encore mais il est déjà aimé), croyance en la capacité d’amour en échange d’affection, croyance sur-estimée en sa capacité d’aimer plus et mieux que les autres, pause dans les problèmes d’insécurité, détresse psychologique temporairement réglée, illusion de l’amour, persuasion d’aimer autrui pour ce qu’iel est et pour ce qu’iel fait ressentir, oubli temporaire des problèmes, volonté d’une relation passionnelle, craving de d’affection, rejet de relation simple qui rendrait illégitime à l’amour, orientation de toutes les activités cognitives et pratiques autour de l’autre, profond désespoir et mal-être quand on est ignoré.e, besoin d’assouvir un besoin immédiat d’affection, intensité des sentiments, détermination sélective exclusivement tournée vers l’affection et tout ce qui s’y rapporte, être prêt.e à tout pour l’autre alors que pour soi-même on n’est même pas capable de la moitié, malheur dans l’absence de l’autre, manque d’initiative pour soi-même, passivité identitaire, perte de soi dans l’autre si tenté est qu’un soi existe.
Définition de l’hétéronormativité
En 1980, Adrienne Rich, une poétesse et essayiste féministe, aborde le concept d’«hétérosexualité obligatoire » qui décrit comment les sociétés patriarcales imposent l’hétérosexualité aux femmes comme une condition de leur existence et de leur subordination. L’hétérosexualité cisgenre est la norme dans la société et rejette tout ce qui ne va pas dans ces normes (homosexualité, transidentités). Et pour qu’une société fonctionne notamment d’un point de vue capitaliste, elle doit pouvoir faire en sorte de produire des individus. L’hétérosexualité est la seule solution envisagée dans la reproduction d’individus à des fins capitalistes. Faire plus d’individus à exploiter. La société est conditionnée pour la reproduction, tout est fait en vue de celle-ci. Le schéma de la famille comme accomplissement en est la preuve : une vie simple et normale est celle de se marier et d’avoir des enfants avec l’homme avec qui l’on est depuis ses 15 ans. C’est ça l’hétéronormativité. Mais c’est également la construction des normes de genre avec un modèle cisgenre en réprimant toute déviance à cette norme (Butler, 1990) et en s’assurant du contrôle de cette norme (Foucault, 1976). L’hétéronormativité est un système d’oppression à visée reproductive biologique et sociale. On pousse à créer des individus pour créer et maintenir de la domination. Jane Ward décrit la culture hétérosexuelle comme étant celle du conformisme, de l’ennui, de l’oppression, des déceptions et des frustrations. Tout cela ne serait pas possible si l’hétérosexualité n’était pas un régime politique (Wittig, 1979). C’est pour cela que « l’hétérosexualité peut n’être en rien une « préférence » mais quelque chose qui a dû être imposé, dirigé, organisé, répandu par la propagande et maintenu par la force » (Rich, 1980).
L’HÉTÉRONORMATIVITÉ C’EST LA DÉPENDANCE AFFECTIVE
Jugée pathologique, toxique ou malsaine, la dépendance affective qui semble en apparence être un défaut relationnel est en fait une norme dans l’hétérosexualité. Les modèles et schémas affectifs de l’hétérosexualité sont construits par la dépendance et se maintiennent grâce à celle-ci. Ainsi on remarque que ces schémas se répètent et ne profitent qu’à un seul groupe : les hommes. Jamais ils ne sont sentis gênés de recevoir le type d’affection malsain qu’ont à « offrir » les personnes dépendantes. Ils sont ceux qui ont le plus à profiter de cette dépendance.
Quand ils fuyaient voyant mes toxiques manifestations d’obsession et de dépendance affective, c’était bien après m’avoir fait croire que je pouvais me sentir libre de leur montrer cette vulnérabilité. Après avoir profité de cette disposition insécure à l’affection qui les faisaient se sentir importants à mes yeux, les hommes qui ont eu le malheur d’être la cible de cet accrochage n’ont eu aucune peine pour tout arrêter brusquement. D’un côté ils avaient raison de fuir au moindre signe de dépendance. De l’autre, ils l’ont fait après en avoir profité en omettant consciemment mes besoins pour faire passer en premier les leurs temporairement. Si leur raison était légitime, leur comportement ne l’était pas moins.
Mais je pense très sincèrement sur-estimer la capacité des hommes à évaluer les signes qu’ils jugeraient néfastes dont ils concluraient l’éloignement comme seule solution efficace. Il est à supposer que ce qui les a guidé tout du long de ces très courtes relations non engageantes remplies d’espoir de mon côté (des situationship) n’a été seulement l’assouvissement de leur besoin affectif et sexuel. Ils agissaient toujours par seul et simple intérêt qui leur était propre et n’était pas réciproque. S’ils m’avaient pris en compte et qu’ils ne m’avaient pas utilisée, mes besoins auraient été questionnés par soucis d’honnêteté. Mais je crevais tellement d’affection que je me contentais de la moindre marque de celle-ci, même si elle n’aboutissait à rien et qu’elle servait à m’opprimer, en faisant comme si ce que je ressentais n’était pas à prendre en compte, en niant mes désirs et ne m’écoutant pas. J’ai réprimé mes besoins, mes profonds besoins, pour me plier à leur dynamique relationnelle qui n’allait que dans leur sens, où ils avaient l’ascendant sur moi, par simple besoin superficiel d’affection. Quel sentiment de honte, d’injustice c’est de se sentir utilisée quand on crève pourtant d’affection. C’est l’effacement de l’ego. Mais le patriarcat n’a pas d’intérêt à révéler l’ego des femmes, il le réprime et fait tout pour qu’il ne s’y sente pas à sa place.
Les relations sous dépendance affective sont parfaitement celles attendues dans une société hétéronormative : on attend la pleine dévotion de la femme, une entière disposition de la femme à l’homme qui est prête à tout sacrifier pour lui. D’ailleurs c’est déjà le cas avec la théorie du pot de yaourt. De plus, dans les schémas hétéronormatifs, la relation est vue comme un but, comme un accomplissement, souvent ultime, qui marque l’achèvement de toute une vie et qui va continuer à se perpétrer avec la reproduction biologique. Et cette relation sauvetage est partout dans les représentations.
Pour illustrer cet exemple du silence de ses besoins dans le cadre de la « fille désespérée » où montrer toute forme d’émotion affective serait valorisé, je peux parler de mon cas. J’ai toujours pensé qu’il valait mieux être discrète, que si je voulais être remarquée je ne devais rien dire, me taire car je me disais que les garçons préféraient les filles discrètes que celles qui veulent attirer l’attention. Bien évidemment que derrière ce biais très sexiste (qui consiste à catégoriser des femmes dans « elles veulent attirer l’attention des hommes »), il y a cette prédisposition à la soumission claire. En pensant comme cela, j’ai été vulnérable et j’étais bien disposée à tomber dans une relation verticale aux rapports de force totalement déséquilibrés où je n’en aurais jamais rien gagner, à part des traumas et des choses dangereuses pouvant me coûter la vie. De plus, je ne voulais absolument pas montrer quelconque signe de volonté d’engagement car je me disais que les hommes n’aiment pas les femmes qui veulent s’engager, eux ils préfèrent profiter des situationship et s’extirper au moindre dérapage affectif de la part de l’autre. Donc non seulement je taisais mes besoins et mes désirs d’engagement, mais en plus je n’obtenais rien en retour. Mais c’est parce que ces besoins et désirs d’engagement n’étaient pas sains et résultaient de la dépendance affective. Je ne voulais pas vraiment m’engager, je voulais être aimée. Wendy Langford nomme cette situation comme étant le détachement masculin et l’autocensure féminine : « Les hommes doivent agir « comme s’ils n’avaient pas – ou n’avaient même pas besoin – de rapports avec autrui », tandis que les femmes doivent nier leur besoin d’une identité propre ».
LA DÉPENDANCE AFFECTIVE COMME PERSPECTIVE STRUCTURELLE ET NON INDIVIDUELLE
La dépendance affective n’a pas de cause individuelle, elle est purement structurelle : la société nous pousse et nous maintient dedans. J’ai pendant beaucoup trop longtemps blâmer ma mère et ma grand-mère (tiens bizarrement pas mon père…) en les tenant responsables de ma dépendance affective pour plein de raisons que je pensais légitimes (elles le sont, mais elles n’expliquent juste pas la dépendance affective). Mais lorsque j’ai compris que le problème ne venait pas d’un environnement extérieur proche mais bien de l’environnement bien plus large qui me dépasse largement qu’est le patriarcat, j’ai effectué un pas tellement grand dans la compréhension de mon processus personnel que j’ai presque instantanément lâché tous les signes de la dépendance affective (il y a bien sûr d’autres facteurs qui ont joué). C’est lorsque que j’ai commencé à envisager une cause structurelle donc sociologique, et non individuelle (et très responsabilisante, culpabilisatrice envers encore une fois… des femmes), que j’ai senti comme tout se débloquer, se libérer tel un mécanisme bloqué qui se déroulerait. Donner une responsabilité individuelle proche est handicapant, c’est attendre quelque chose de l’autre comme la reconnaissance, c’est un obstacle dans le processus qui te fait rester bloquer et t’empêche d’avancer. Alors que considérer les problèmes d’un point de vue sociologique c’est lâcher prise et admettre qu’on ne peut pas le contrôler, contrairement à la responsabilité individuelle. Il est bien plus facile d’accepter que ce qui est responsable de notre mal-être nous dépasse bien largement plutôt d’accepter que ça vienne de notre environnement proche. J’ai donc mis un terme à ma dépendance affective avec la considération sociologique qui responsabilise le patriarcat en me rendant compte que la meilleure chose qui puisse m’arriver est ma solitude car elle m’exempt de toute forme de domination gênante, violente et dangereuse. Mon besoin de solitude est politique.
Comme je l’ai dit, la société hétéronormative est celle de la dépendance affective. Chaque schéma de la dépendance affective s’inscrit parfaitement dans le cadre d’une dynamique de domination. Ce n’est pas une simple prédisposition à cette dernière, c’en est une composante, voire un tout. Il est très simple de voir dans ces schémas en quoi est-ce un avantage pour l’homme et en quoi ça lui profite. De plus, ce sont ces comportements qui sont attendus dans une relation hétérosexuelle qui rentre dans les normes.
L’idée est donc de dépathologiser les individus et de blâmer quelque chose qui les dépasse largement. En effet, lorsqu’un féminicide par exemple est commis on attribue toujours une cause psychologique, comme un « excès de colère » ou bien une « folie ». Mais attribuer un quelconque trouble revient à pathologiser un phénomène sociologique. Mona Chollet (bien qu’évoquant un féminisme populaire) évoque le terme de « pervers narcissique » pour apporter la théorie de la thérapeute Elisende Coladan qui parle plutôt d’«enfants sains du patriarcat ». En effet, le terme de pervers narcissique est utilisé de manière abusive pour décrire des comportements qui sont au final profondément ancrés dans les schémas de relations hétérosexuelles. « J’ai été victime d’un pervers narcissique » non tu as été victime d’un homme, un homme comme le patriarcat en fait un bon soldat, ou plutôt « enfant » selon Coladan : « Si, au lieu de se concentrer essentiellement sur les caractéristiques psychiques de ces individus, le regard se portait sur les structures sociales qui leur permettent d’évoluer à leur aise et de répéter leur comportement de relation en relation, un véritable travail d’éducation et de prévention se mettrait en place qui pourrait amener un réel changement ». C’est en cela que j’entends dépathologiser. C’est attribuer, de nouveau, des caractéristiques sociologiques à un problème sociologique (et politique), et non psychologique et individuel qui enferme et bloque dans des perspectives individualistes dont on ne peut sortir complètement.
La dépendance affective comme s’inscrivant dans un système de domination patriarcale hétéronormatif
Michel Foucault a travaillé sur la notion de pouvoir et de normes dans Surveiller et punir (1975) et Histoire de la sexualité (1976) dans lesquels il avance que le pouvoir n’est pas un simple outil de la classe dominante et qu’il agit de manière plus subtile en s’immisçant dans les relations sociales de façon diffuse. Le pouvoir n’est pas juste répressif et punitif, il est également productif de comportements, de savoirs et d’institutions et par là-même de normes, notamment concernant la sexualité. Pour imposer ses normes, le pouvoir a besoin d’institutions officielles comme l’école, la prison ou l’hôpital, et d’institutions non officielles comme la famille qui sert d’intermédiaire entre les grandes institutions et les individus. La famille est le premier agent socialisateur des individus et c’est donc par là qu’elle peut surveiller, contrôler et préparer à rentrer dans les grandes institutions. La plus primaire des institutions qu’est la famille est l’aboutissement et l’objectif des normes imposées par le pouvoir : tout est fait pour amener à fonder une famille. Et cela passe en premier lieu par l’imposition de l’hétérosexualité comme norme sexuelle. La famille contrôle les désirs et impose un récit normatif de la sexualité où on pousse à l’hétérosexualité, la reproduction et le mariage. En ce sens, elle produit des sujets conformes aux normes sexuelles dominantes avec les discours médicaux, psychiatriques et éducatifs.
Ainsi, pour que la famille ait lieu dans un schéma hétérosexuel, il faut convaincre les femmes qu’elles sont faites pour les hommes. Dans un schéma hétéronormatif, la femme n’a pas d’autre raison d’existence que celle pour les hommes. Si la famille est le premier lieu de domination (parents sur enfants), le couple hétérosexuel en est son esquisse où la domination patriarcale (de l’homme sur la femme) est génératrice d’autres dominations. De ce fait, dès le départ, avant même qu’un femme et un homme se rencontre il existe une dépendance. Cette dépendance pré-existante qui se manifeste par la suite par tout types de dépendance dont économique et principalement affective et émotionnelle. A travers de nombreux outils (normatifs et culturels), on laisse entendre aux femmes qu’elles se doivent dévouées et soumises aux hommes pour gagner leur affection et avoir une sécurité affective. Plus subtilement encore, les femmes doivent manifester un désir de rentrer dans les institutions (mariage, famille) dans un but affectif.
Le pouvoir de la dépendance affective dans les représentations et imaginaires
Si les institutions permettent aux hommes d’avoir la pleine dévotion des femmes, elles ne sont pas les seules à avoir un tel pouvoir.
Il existe un impératif à aimer à travers l’injonction au couple amoureux. Cette injonction est au coeur de nos vies, nos interactions sont rythmées par la recherche de l’amour dès le plus jeune âge. Et quand notre cercle physique ne nous y pousse pas, c’est à travers les écrans que cette injonction se manifeste. Nous ne pouvons échapper à cette injonction.
L’amour est perçue comme une nécessité, un but. Ainsi, on se pense, se construit, grandit en rapport à l’amour et non en rapport à soi. Et à partir du moment où on n’agit pas selon soi-même, nous sommes déjà dans une forme de dépendance. Donc avant même d’avoir expérimenté l’amour et la relation, on se trouve prédisposément lié à une relation qui n’existe pas encore. Pour citer Mona Chollet, il y a une « recette universelle : mariage (idéalement), emménagement à deux, fidélité mutuelle, procréation. Nous interrogeons peu ces éléments ; nous estimons qu’ils doivent convenir à tout le monde. »
Les codes et impératifs de l’amour ne sont pas qu’institutionnels et systémiques en poussant le plus possible à la famille, ils le sont aussi par le biais des images et représentations culturelles au cinéma, à la télé, dans les livres, dans les imaginaires. De la même façon, la sociologue française Sonia Dayan-Herzbrun évoque l’imaginaire de la femme qui attend l’homme : « les conditions dans lesquelles la plupart des femmes ont été élevées depuis leur plus tendre enfance, les discours qu’elles entendent ou qu’elles lisent, les images qu’elles voient, font qu’elles attendent qui les aimera (le Grand Amour, le Prince charmant), que cette attente rythme leur vie, et que leur vie, et que de l’amour de cet miraculeux, elles attendent (toujours) leur identité, identité de personne et identité de femme ». De nouveau, on se retrouve dans le schéma que l’amour, du moins la relation amoureuse hétéro, empêche l’identité individuelle au profit d’une identité commune, partagée, liée par la relation et c’est encore plus vrai pour les femmes qui ont tout intérêt à effacer toute forme d’individualité pour ne pas repousser les hommes. Dès lors qu’une femme montre quelconque expression ne correspondant pas aux standards et aux normes hétéro et genrés, elle n’est plus perçue comme soumise mais comme déviante. Ces signes de déviance, ces signes d’individualité non male gaze, empêchent la relation hétérosexuelle car l’homme n’a plus d’appui pour asseoir sa domination. Catharine MacKinnon le résume très bien en évoquant l’érotisation de la domination et de la soumission du masculin et du féminin qui sont des attitudes permettant la différenciation des genres. Selon elle, la différence des genres se construit à travers la domination et la soumission. Elle estime, à juste titre, qu’il y a une naturalisation et une célébration des signes de domination chez l’homme et de soumission chez la femme dans la culture amoureuse, en les présentant comme les secrets d’une union harmonieuse. D’où le fait que la libération croissante des femmes est, dans le sens populaire et misogyne, ce qui ruine les relations (bien que finalement c’est effectivement en sortant de ce schéma que les femmes peuvent échapper aux relations problématiques). Elle écrit alors que « notre organisation sentimentale repose sur la subordination féminine. L’infériorité féminine est comme encapsulée dans notre imaginaire amoureux ».
Aussi, j’avais intégré qu’il ne fallait jamais abandonner quand on aimait. Alors, dans mes relations où la domination avait pris toutes les formes de violence possibles, alors que j’avais même pas 15 ans, je n’ai jamais voulu tout lâcher car je croyais que la persistance et la dévotion allaient faire revenir l’autre vers moi. Je me disais que ça finissait toujours par payer, sauf que ça aboutissait surtout à une énième façon de me soumettre. Je n’aimais pas, je n’étais pas du tout amoureuse, j’étais simplement dépendante de la soumission qui me procurait une illusion d’attachement et une fausse sécurité affective. Ma dévotion ne servait qu’à nourrir l’ego d’un homme et à renforcer son pouvoir de domination. Je me battais pour perpétuer le droit de me faire dominer et me violenter.
La dépendance affective comme blocus identitaire dont la répression de l’ego sert l’hétéronormativité
On nous apprend à être des femmes qui veulent être sauvées par une relation avec un homme. On sera sauvée de la charge financière qui pèse sur le foyer, on sera sauvée du vide affectif, on sera sauvée du célibat, etc. Plus loin encore, on sera sauvée, du moins épargnée du travail de recherche identitaire, personnelle que la relation avec un homme nous empêche de faire car là est où tout le but : que l’on n’ait pas d’identités propres à nous. Notre identité doit être basée sur notre relation avec un homme, nous ne pouvons exister en dehors de celle-ci. Il ne nous est pas possible de se penser en tant qu’individu à part entière lorsqu’on relationne avec des hommes car dans un couple hétérosexuel cisgenre on ne peut échapper aux dynamiques de domination qui bloquent l’identité, l’individualité. Penser la relation comme un sauvetage identitaire implique que nous n’ayons pas besoin de réfléchir sur nous, cette facilité permet à la dépendance affective de se glisser car elle va là où les identités ne sont pas formées. La dépendance affective n’est là que parce qu’il y a un vide.
5 janvier 2022 : « aimer a toujours été pour moi un but; aimer ou du moins accorder de l’importance à quelqu’un, quand je n’ai personne à qui accorder de l’importance, je me sens vide et sans intérêt »
La relation de dépendance qui lie les femmes aux hommes agit comme une sorte de blocus identitaire où l’introspection subjective et personnelle ne peut avoir lieu. Apprendre à se connaître et savoir qui on est ne peut être possible dans la dépendance affective car dès lors que ce processus introspectif identitaire survient, la femme se rend compte qu’elle peut exister seule, et être beaucoup plus heureuse et épanouie.
Ce qui m’a toujours laissé enfermée dans mes relations est le fait que je ne cherchais pas à savoir qui j’étais, ça n’avait aucun intérêt pour moi puisque je pensais trouver ma seule source de joie et d’épanouissement dans une relation avec un homme. Je cherchais littéralement un guide identitaire à travers mes relations avec les hommes : quand ils avaient tel centre d’intérêt et appartenaient à tel milieu, j’en faisais également partie et tournais mon identité autour de cela (mon era voyou/thug en 2015 quand je suis sortie avec un dealer, mon era politique nettement propulsée par ma rencontre avec un communiste, mon era très studieuse en étude de psychologie avec un étudiant en médecine,…). De la même façon que lorsque je rencontrais un garçon, même pour « un coup d’un soir », au moindre détail qu’il me donnait de sa vie je m’imaginais développer ce détail pré-existant en moi grâce à lui. Colette Dowling, essayiste américaine, a conceptualisé le « complexe de Cendrillon » dont je viens d’en faire une illustration. Il s’agit d’une aspiration à être prise en charge à tous les niveaux, d’une attente d’intervention extérieure qui serait une délivrance de nos responsabilités individuelles. L’éducation permet d’installer très tôt un « noyau de dépendance ». Elle mêle psychologie et politique quand elle évoque l’idée qu’il faille un travail d’«émancipation intérieure » à ajouter aux luttes concrètes pour gagner notre liberté.
3 juin 2024 : « j’ai trop envie qu’il me montre son univers parce que je suis pas encore assez moi-même à cent pour-cent pour apprécier ma vie, je me connais pas encore assez pour me suffire mais en fait si je pense vraiment me connaître assez mais juste je suis pas encore pleinement accomplie, surtout oui c’est ça, je suis pas encore à cent pour-cent accomplie parce-que j’ai encore des trucs à régler et peut-être que si c’était réglé j’aurais beaucoup moins envie de rentrer dans son univers parce que je sais clairement que cette envie vient de la dépendance affective et du fait que anciennement je n’existais pas en tant qu’individu dans une relation et que je me rattachais à cent pour-cent à l’univers de l’autre »
De plus, au-delà d’empêcher un processus identitaire, la dépendance affective a tout intérêt à ce que la femme ne prenne pas conscience de son statut d’opprimée. Ne pas prendre conscience de soi c’est ne pas se rendre compte des oppressions et de la façon dont la domination dans notre couple agit. C’est une chose d’admettre l’intérêt des luttes féministes dans les grandes thématiques les plus discutées (IVG, VSS, etc.) mais c’en est une autre de se rendre compte de chaque mécanisme qui s’opère dans le cadre de la domination masculine dans un couple, surtout que ça se fait beaucoup plus subtilement. Les violences sexistes et sexuelles sont juste dans la continuité et dans une forme plus « concrète » de cette domination mais elles en sont une partie intégrante et non une conséquence. La domination passe par la violence. Les violences se situent sur un spectre et prendre conscience des aspects les plus minimes est le premier pas vers l’émancipation de la domination masculine. Toutefois, il n’est pas à oublier qu’il est possible d’avoir conscience de ces mécanismes et dynamiques de domination tout en restant bloquée pour un ensemble de raisons rendant l’émancipation encore plus nécessaire. Cette contradiction est constamment titillée dès lors qu’on est une femme qui se politise mais qui lutte contre ses propres biais sexistes intériorisés.
Par ailleurs, la dépendance affective liée au manque de confiance en soi était très utile dans le besoin de validation masculine. Quand on a cette validation, nous n’avons pas besoin de se questionner sur son manque de confiance et d’apprendre à s’aimer soi-même (pourquoi le faire si on nous aime ?).Wendy Langford parle d’échange de forme de sécurité émotionnelle de l’autonomie et la subjectivité des femmes par leur manque de confiance en leurs propres ressources.
CONCLUSION
Si le féminisme et toute autre lutte sont un chemin qui nous fait violence car nous poussent à sortir de notre zone de confort et sans cesse nous remettre en question, elles sont des voies à l’épanouissement et au bonheur en s’émancipant de toutes les oppressions. C’est naïf et idéaliste quand on sait que l’engagement politique et que les luttes sont épuisantes et ne finissent que très rarement comme on l’espère. Cependant, si en tant qu’individus on prend déjà conscience des mécanismes au quotidien de notre condition d’opprimée et de la façon dont l’oppression se manifeste dans des futilités qui sont ancrées en nous, on est déjà sur le bonne voie pour s’en émanciper et avoir droit au bonheur. Et mon bonheur passe par ma libération. Même si ça a été dur d’aller contre quelque chose qui faisait partie de moi et en était profondément ancré, ça me faisait terriblement souffrir et j’étais profondément tiraillée par mes convictions et mon fonctionnement rendant saillantes mes contradictions qui m’empêchaient d’avancer. La nécessité de sortir de la dépendance affective et donc à 10% de l’hétéronormativité s’est montrée révélatrice de mon plein potentiel de libération et m’a amenée vers le chemin de la liberté.
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