Sentiment d’illégitimité
Le sentiment de joie et l’excitation qui bouillonnent en moi quand je montre ma collection de magazines de mode tout en expliquant pourquoi j’adore ça ne suffisent pas à faire mon entrée dans ce monde. Je me sens bloquée par mon tempérament et par l’environnement qui fait tout pour donner l’accès qu’aux plus audacieux. Je ne le suis pas. Et ça me fait me sentir moins légitime à apprécier la mode. C’est pour ça que je préfère vivre de cet intérêt dans mon coin, discrètement. Moi aussi ça me fait rêver. Mais cette inaccessibilité me pousse à me demander pourquoi je désire autant cet univers. Et si ma motivation était simplement le fait d’être reconnue et désirable ? Et si la mode n’était qu’un moyen pour moi de me faire remarquer ? Et si c’était le cas, serait-ce si grave ? Mais vous me verriez à des événements modes, je suis si mal à l’aise. Pourquoi ? Parce que je suis autiste ? Ça ne suffit pas. J’aime justifier mon malaise par les caractéristiques même de l’événement qui rendent l’ambiance et la vibe plaisantes seulement pour ceux qui sont les plus adaptés au milieu, ceux qui connaissent les rouages et les bonnes personnes, ceux qui ont suffisamment confiance et n’ont pas peur de parler fort. Je me rassure en me disant que ce n’est pas moi qui suis inadaptée, mais eux qui font en sorte que je me sente ainsi. Toutefois, je reviendrai plus en détails sur la façon dont l’autisme et mon manque d’accès à ce milieu de la mode sont liés.
Néanmoins, j’ai essayé de m’adapter. J’ai essayé de marquer mon entrée dans un monde où l’apparence mène à la popularité. Je me souviens, en 3ème, avoir fait de maladroites tentatives pour devenir populaire. Je traînais avec les gens populaires mais j’étais à l’écart car je ne savais pas comment m’intégrer donc je les observais pour pouvoir les imiter. Je n’avais pas conscience que j’essayais de les imiter, j’avais l’impression que ces efforts d’adaptation étaient nécessaires bien que fatiguants et non naturels. Je me disais que c’était le prix à payer pour être populaire. Mais je ne savais pas que j’étais autiste. Cette contradiction entre l’autisme et ce besoin d’être populaire était éprouvante. Et je constate que 10 ans plus tard, je cherche toujours autant aussi maladroitement à m’approcher des gens populaires. Pourquoi ? Car j’ai la conviction que cela m’ouvrira les portes d’un monde qui m’est inaccessible. Il ne l’est pas pour tout le monde, mais pour moi il l’est. Sauf que mes efforts pour m’y approcher sont ridicules.
Cette contradiction entre l’autisme et ce besoin d’être populaire était éprouvante.
Pourtant, je ne cesse d’imaginer la mode comme émancipateur de ma personnalité coincée, bloquée par l’autisme. Et puis j’ai l’impression également de ne pas me sentir légitime dans ce milieu par ma condition sociale et mon absence de goût que je peine à travailler. Venant d’une classe moyenne, les belles choses n’importent pas. Tant que la vie est suffisamment confortable pour ne pas avoir à se soucier des besoins primaires, le reste n’est pas important. On est pas perméables aux tendances, ou bien seulement celles des centres commerciaux (seul endroit référentiel de mode pour une certaine partie de la classe moyenne) et non celles de la rue, ni au goût des belles choses. Du moins, dans ma famille. Et il y a bien sûr un mépris pour les choses puant la richesse, les belles choses sont détestées pour la valeur sociale qu’elles renvoient. Et quand il y a une certaine importance portée sur l’apparence, elle est teintée d’un manque d’intérêt pour la mode et ses enjeux. On prend ce qui nous vient sous la main, c’est-à-dire les grandes marques de fast-fashion ou les centres commerciaux donc autant de choses qui ne permettent pas l’individualité et la découverte de sa personnalité. L’apparence oui, mais l’apparence standardisée donc non personnalisée. Donc un soucis d’apparence qui renvoie finalement aux tendances et à un manque de travail sur le goût. Pourquoi chercher à se connaître quand les grandes marques semblent le faire à notre place avec leurs prédictions marketing et tout leur système de fidélité ? Elles créent nos envies et façonnent illusoirement notre goût. Goût porté seulement sur les tendances donc ne poussant pas à la réflexion sur sa consommation. Une partie de la classe moyenne n’interroge pas sa consommation, encore moins quand il s’agit de mode.
Venant d’une classe moyenne, les belles choses n’importent pas.
Je ne sais pas pourquoi je désire la mode
L’autre raison qui me fait douter de mon appréciation et mon désir de la mode est que je ne sais pas pourquoi je la désire. Quand je m’interroge sur les raisons pour lesquelles je veux tant faire partie de ce monde de la mode, je me dis « et si j’aimais ça pour pouvoir me rapprocher des gens populaires alors qu’ils me font peur mais que je désire être et que j’envie ? ». Je n’arrive pas à justifier mon goût pour la mode, je ne comprends pas pourquoi j’aime ça et quand j’envisage la possibilité que je veux en faire partie pour être remarquée, je me sens encore moins légitime à aimer. Est-ce que je désire la mode pour ce qu’elle est dans son ensemble (et donc ses mauvais côtés) ou est-ce que je la désire pour ce qu’elle peut m’apporter d’émancipateur pour être enfin remarquée ? Ma vision de la mode ne m’empêche-t-elle pas d’en faire partie ? J’ai une relation toxique avec. Je veux toujours en faire partie. Mais je suis perdue dans ce que je veux. Entre mon besoin de reconnaissance et ma rationalisation d’insécurité qui me convainc que je serai intéressante que si je fais des choses intellectuelles, je ne vois plus les limites. A travers cette formulation un peu compliquée, j’ai voulu dire que j’ai besoin d’être reconnue mais aussi besoin de trouver des justifications rationnelles à mon insécurité qui s’apaise lorsque je me dis que je dois être reconnue pour mes capacités intellectuelles, et non pour l’apparence que je peine à mettre en valeur.
J’ai l’impression que je ne suis pas faite pour me montrer, mais je veux être vue. Comme je n’ai pas les codes de la confiance et de l’apparence, je me rassure en me disant que c’est que superficiel, que c’est pas fait pour moi, que je pourrai jamais en faire partie parce que je n’ai aucun code et que je suis probablement trop autiste pour ça. Ai-je besoin d’être remarquée tout en affirmant une personnalité que je ne connais pas ? Ai-je besoin de l’être pour profiter de tous les privilèges, et auquel cas je me ferai simplement avoir par l’image sociale que cela renvoie et tomberait dans les griffes du paraître ? Ai-je besoin d’être remarquée pour mes qualités et mon état d’esprit ?
Ai-je besoin d’être remarquée tout en affirmant une personnalité que je ne connais pas ?
J’ai tenté d’analyser J’adore la mode c’est tout ce que je déteste de Loïc Prigent et la seule chose que j’ai su faire c’est simplement trouver des explications sociologiques pour justifier le fait que je ne pourrais jamais faire partie de ce milieu, comme pour me lamenter et conforter ma mise à l’écart, sûrement volontaire et remplie de déni. Peut-être que je ne sais pas pourquoi je la désire car je ne la comprends pas. J’ai l’impression que des détails et une vision m’échappent. Pas seulement des connaissances liées au milieu car ça je sais que j’en ai. Mais je crois que je ne la comprends pas. Peut-être n’ai-je pas compris son utilité ? Peut-être je n’arrive pas à sortir l’idée de fonction sociale de la mode et que c’est pour cela même que je stagne ? Peut-être devrais-je relire Georg Simmel ?
Peut-être que je ne sais pas pourquoi je la désire car je ne la comprends pas. J’ai l’impression que des détails et une vision m’échappent.
Il m’est d’autant plus difficile et contradictoire de comprendre ce désir lorsque je me rends compte que je ne peux ignorer tous les aspects problématiques liés à la mode. Il est difficile de les ignorer.
Je ne comprends pas la mode
Ma plus grande frustration est de ne pas savoir analyser la mode. J’ai pourtant un impératif nécessaire et automatique à l’analyse habituellement. J’ai constamment besoin de comprendre pourquoi et comment. Ce besoin m’a amené à des réflexions introspectives personnelles toujours plus poussées mais aussi sur des sujets concernant mon environnement comme la sociologie. Mais malgré cela, je n’arrive pas à avoir le même réflexe pour la mode. Mon besoin de comprendre se voit frustrer quand je peine à décrire et expliquer des univers, même ceux qui me plaisent. C’est aussi ce qui explique pourquoi je freine à les saisir pleinement. Le fait que je n’arrive pas à me détacher du contexte de l’objet de mode pour apprécier ou critiquer/avoir un avis, le contexte ds lequel impacte nécessairement mon avis dessus et je n’arrive pas à m’en détacher bien que j’en sois consciente. Par exemple, sur les réseaux quand je vois quelque chose qui a été énormément liké ça me fait tout de suite moins apprécier et si j’ai d’abord vu l’objet et que je l’ai apprécié puis que j’ai vu le nombre de likes je le déprécie aussitôt et me rends compte automatiquement de pourquoi ce n’est pas si bien que ça. Juste par besoin de pas faire comme les autres.
Mon besoin de comprendre se voit frustrer quand je peine à décrire et expliquer des univers, même ceux qui me plaisent
Et pourtant, ce n’est pas par manque d’intérêt ou de curiosité car je trouve fascinant au contraire de comprendre les influences, les inspirations, comment c’est né. Peut-être que cette frustration vient du fait que je ne comprends pas la mode ? Peut-être suis-je trop consciente de son caractère superficiel pour l’analyser avec de sérieux outils auxquels j’y apporterai une conviction dans leur utilité ? Enfin si, il est utile d’analyser la mode. Il en est même nécessaire. Mais l’utilité de la mode ? Je ne le trouve pas, du moins je n’en suis pas convaincue. Cette conscience de superficialité m’empêche de la comprendre, probablement car je suis autiste. Le même autisme qui explique que je ne comprends pas les codes du milieu
Mon manque de compréhension renforce mon sentiment d’illégitimité. Je sens parfois un gap énorme entre la mode et moi. Il y a le fait qu’elle soit un milieu avec ses codes milieu auquel je n’appartiens pas, codes que je ne comprends pas. Et je suis probablement encore une fois trop autiste pour appliquer quelque chose que je ne comprends pas. Je pense d’ailleurs que personne ne les comprend, mais les gens savent faire semblant, ils savent performer. Pas moi. C’est un monde exclusif où on fait comprendre que tout le monde n’y a pas sa place.
Je pense d’ailleurs que personne ne les comprend, mais les gens savent faire semblant, ils savent performer. Pas moi.
Feuilleter ces magazines me procure un sentiment de réconfort mais ils me rappellent également un accès impossible pour moi. En attendant de pouvoir y contribuer un jour, je vais continuer de rêver en enrichissant ma collection dont je suis le plus fière.
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