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Update : j’ai compris pourquoi je ne comprends pas la mode

Dans le précédent article « Mystères de mode », j’écrivais « Peut-être que cette frustration vient du fait que je ne comprends pas la mode ? Peut-être suis-je trop consciente de son caractère superficiel pour l’analyser ? […]. Mais l’utilité de la mode ? Je ne le trouve pas, du moins je n’en suis pas convaincue. Cette conscience de superficialité m’empêche de la comprendre, probablement car je suis autiste. » Aussi, j’y parlais d’un sentiment d’illégitimité et d’inaccessibilité. Lorsque Véronique Bergen dit « la mode est rêvée par son intouchabilité et jamais remplie par autre chose que sa visée », je ne peux que m’y reconnaître.

En effet, tout va trop vite, rien ne dure, hyperstimulation, performer, codes du milieu. Tout cela représente grossièrement la raison pour laquelle je n’arrive pas à m’accommoder avec la mode. Ma structure neurologique d’autiste en est responsable, ou du moins l’explique. J’ai donc enfin compris en partie pourquoi je ne comprends pas la mode. Quand Loïc Prigent a dit « J’adore la mode c’est tout ce que je déteste », il a très bien représenter la contradiction qui m’anime, me tiraille, me tend. Celle qui me fait fantasmer un milieu qui me rappelle sans cesse pourquoi je peux simplement juste continuer de fantasmer, de loin. Un milieu qui ne peut pas me correspondre pour deux raisons très générales : je suis trop autiste, je ne peux pas faire partie de ce milieu inaccessible.

J’ai compris cela en lisant Véronique Bergen (Le corps glorieux de la top modèle). Mais pas à la première lecture. Ce n’est qu’en relisant mes notes que le lien entre ses propos et l’autisme m’est paru évident. Selon elle, la mode joue de ses dualités qui la composent, en alternant entre affirmation et brouillage de ces dualités. Il y a une ambiguïté, un message contradictoire qui est sans cesse donné à travers la mode et de ce dont elle joue. Ces dualités concernent le temps et l’éternité, l’Idée et l’empirie, la nature et l’artifice, l’être et le paraître. De celles-ci, par un système d’exclusion mutuelle, d’autres contradictions s’ajoutent. Le temps et l’éternité sont différenciés par l’éphémère et le substantiel, l’Idée et l’empire s’excluent par l’intelligence, le sensible, la transcendance, l’immanence, la matière et l’esprit, la nature et l’artifice se voient confuses par le biologique et le symbolique et l’être et le paraître se différencient par la vérité, l’illusion, la monstration et le retrait. Je crois que j’ai toujours été agitée par ces forces contradictoires dont l’une était toujours plus poussée que l’autre, me bloquant ainsi dans mon appréciation pleine de ce milieu. Cela dépassait toute sociologie et psychologie (comportementale et cognitive). La raison était philosophique. Mais maintenant que j’en ai conscience, il s’agit de psychologie. 

SCHEMA DUALITES DE VERONIQUE BERGEN

1. Temps et éternité

Il est clair que j’avais déjà saisi la très fameuse phrase « la mode est un éternel recommencement » prononcé en repas de famille lorsque la mère d’une adolescente se rend compte que les pattes d’eph sont de retour dans les tendances. La mode se démode mais indéfiniment, elle finit donc toujours par revenir. Cela ne signifie pas que nous allons un jour retrouver des personnes s’habillant en robe du XIXème siècle (et il n’y a aucune chance que ça arrive vu comment plus aucun style ou culture semble avoir de cohérence tant tout se mélange et perd son sens). Cela signifie que la mode est une « matrice de l’expérience du temps », elle nous fait prendre conscience du temps. Elle n’existe que parce qu’il y a un passé, elle ne crée jamais rien de nouveau, même si c’est pour faire « du recyclage de l’ancien en vue de faire du neuf ». Comment avoir une vision claire de la mode quand cette ambiguïté temporelle est la première à laquelle nous sommes confrontés quand on parle de mode ? Il semble compliqué de sortir de ce mécanisme qui nous ait imposé par le rythme excessif de l’industrie de la mode. Elle ne crée rien de nouveau, elle ne fait mélanger des styles anciens qu’elle réactive au présent. « Elle est toujours déjà démodée parce que elle est en avance sur ce qu’elle sera et en retard sur ce qu’elle est ». 

2. Idée et Empirie

Ensuite, il y a l’Idée et l’Empire. Les top-modèles permettent à la mode d’ancrer éternellement une idée à travers une matérialité qu’est leurs corps, un symbole, une image. Le corps est un « lieu transitoire du passage d’une Idée » où l’Idée « s’émancipe tellement qu’on ne voit qu’elle et pas son support (les top-modèles) ». A travers le corps des mannequins représentant une Idée, le sensible et l’intelligible sont dissouts. L’idée a besoin de forme pour se représenter, se matérialiser mais le corps des top-modèles est aussi là où l’Idée s’inscrit et rebondit. Et c’est en cela que l’ambiguïté persiste et que le public non averti ne semble pas saisir non plus, comme moi. Mais ce public ne s’en trouve pas frustré puisqu’il n’est pas intéressé. Ce n’est pas mon cas. Je suis profondément frustrée de pas comprendre les enjeux d’un milieu qui me fascine. Il y a une confusion dans l’idée renvoyée par l’image matérielle que personne ne semble saisir et c’est pour ça que la mode existe : pour permettre cette ambiguïté qui la maintient en vie. Sur les podiums, dans les magazines, dans les campagnes publicitaires, les corps de haute-couture et de prêt-à-porter ne sont là que pour être idéalisés. Même si des marques de personnalités sont introduites (tatouages, piercings), même si on aime « bousculer l’impératif d’intouchabilité ». Avec la collection de printemps-été 2000 « Clochards » de John Galliano pour Dior en montrant la pauvreté du luxe ou débrouillardise élégante de la pauvreté (des terminally online Twitter qui ne touchent jamais d’herbe parleraient aisément sans comprendre de quoi ils parlent de « romantisation de la pauvreté »), il y a une « stylisation absolue de l’idéal ». Même si Jean Paul Gaultier, créateur qu’il est difficile de ne pas adorer, présente des collections avec gens de la rue, des mannequins non professionnels avec une diversité et une inclusivité inédite dans le domaine, même s’il abandonne la rigueur et la froideur des podiums en y incorporant de la théâtralité, même s’il parodie le luxe en s’autorisant le misérabilisme, ça ne me suffit pas à oublier toutes les autres questions problématiques portées par la mode. Il y a toujours des créateurs basés et heureusement, et c’est ceux-là qui me maintiennent l’espoir dans la mode. Mais face à une industrie aux enjeux économiques, financiers et politiques qui les dépassent totalement, ils ne feront jamais le poids et leur impact ne sera pas aussi efficient que leur intention. C’est cette même contradiction qui me tiraille et m’empêche d’apprécier pleinement la mode. Pour mon petit cerveau (d’autiste) qui a des difficultés à percevoir certaines choses subtiles et avec une capacité à percevoir littéralement quasiment exclusivement, je ne peux saisir que les matières comptent moins que les manières dans cet idéalisation et idéalisme. Il ne m’est pas possible d’envisager que « le vivant s’accroche aux indices de la matérialité de l’idée, se détache de lui-même, de l’humain trop humain ». Cette perception littérale me rend très pragmatique et matérialiste. La mode est « obédiente » c’est-à-dire qu’elle obéit à une autorité spirituelle, politique, à la métaphysique et ses dualismes, au jugement en excluant un terme et le valorisant puis en condamnant un autre. Mon besoin de complémentarité pragmatique ne peut accepter cette dualité spirituelle invisible.

3. La nature et l’artifice

Toujours dans la même idée de perception littérale liée à l’autisme, je ne peux comprendre la mode par son principe de simulacre. Mais « rien n’est moins naturel que la nature », donc il n’y a pas d’essence naturelle de la nature humaine. L’idéalisme dans la mode se corrèle à un antiessentialisme. Il y a structurellement une « invasion réciproque d’une « nature » à jamais non naturelle et de l’artifice » : la mode brouille les pôles adulutes/enfants, hommes/femmes, humains/animaux (Issey Miyake automne hiver 1997-1998, Tabi chez Margiela). Mais en même temps, comment passer à côté des remises en question imposées par la mode et des bousculements provoqués par celle-ci ? Comment passer à côté de la symbolique interrogée dans le cyborg de McQueen qui relève d’un idéal d’une mutation sans limites de l’individu, au-delà de toute distinction ? Comment passer à côté de cette émancipation symbolique ? Depuis les années 90, on peut voir un décloisonnement des rôles, des mutations sur des identités sexuelles (Givenchy automne hiver 1999-2000 sous la direction d’Alexander McQueen, Martin Margiela automne-hiver 94-95 ou encore Mugler avec « Robot couture » en 1995). En cela, la mode ne fait plus du biologique, de l’anatomie, du sexe ou de l’âge une fatalité. Mais il serait très malhonnête d’ignorer les logiques commerciales imposées qui rendent la mode malgré tout encore très standardisée et loin d’être inclusive. 

4. L’être et le paraître

Le paraître, qui permet à la haute couture de se déliter et d’offrir son art, est à la fois une cause motrice et un but. C’est un exercice réservé à la haute couture qui est basé sur un ensemble de signes visibles. « Comme si nous entraîner dans la magie des belles formes équivalait à nous piéger dans un monde de formes vides ». Le vide n’est pas concevable pour moi, j’ai toujours besoin de remplir. Remplir de questions est suffisant. Mais des formes vides qui représentent des manières ? Inconcevable. Ici, on accuse l’apparence de faire barrage à l’essence (au mieux), on accuse le fait qu’il n’y pas d’être derrière le paraître (au pire). Selon Frédéric Monneyron, la philosophie occidentale a toujours cherché la vérité derrière l’appréhension immédiate des choses et a empêché de considérer le vêtement comme autre chose qu’une apparence trompeuse. Selon les critiques moralistes (dont moi pour le moment dans mon esprit de contradiction), la mode n’a pas de lien avec l’essence de ce qui est en cultivant le factice. Cependant, quand on s’émancipe de la dualité être/paraître, qu’on accepte le règne du simulacre, qu’on s’éloigne du schéma dans l’histoire de la métaphysique, la mode devient un terrain d’expérimentation des puissances de la liberté. Je l’ai compris pour moi, mais pas encore pour les autres. J’ai cette égocentrique ou que sais-je tendance à penser que la mode est pour moi émancipatrice alors qu’elle est utilisée de manière superficielle par les autres, comme s’il n’y avait que moi qui était dans ce que je considère comme la vérité. Je ne me suis pas émancipée de la dualité être/paraître et je n’accepte voire ne tolère aucunement le règne du simulacre. 

Selon Bergen, la mode est une critique parodiant des éléments qu’elle a rendu sacrés qui prend la forme d’une reconstruction. Mais pour moi cette excuse ne suffit plus à couvrir l’aspect artistique de la mode. Cette reconstruction est plutôt une appropriation presque une colonisation (terme peut-être un peu trop ?). J’ai l’impression que nous sommes allés trop loin et que cette parodie a bon dos comme si elle permettait une forme de déni et d’excuse à la superficialité non nécessaire et destructrice. Destructrice pour moi. Il me semble qu’il est bien trop facile de dire que la mode est une parodie car elle contribue à la perpétuation de ce qu’elle parodie, et c’est ce qui la fait vivre. C’est littéralement hypocrite. Elle ne dénonce jamais vraiment ce qu’elle semble critiquer, ni vraiment bousculer fondamentalement. C’est un monde qui ne parle qu’à ceux qui y appartiennent et ne se gênent pas pour marginaliser ceux qui tentent timidement d’en faire partie. Ca ne l’intéresse pas d’être réellement utile. D’ailleurs, on le voit bien à travers les engagements. Les engagements sont quasiment toujours intéressés, poussés par le marketing. Quand bien même il y a aurait une noble volonté du créateur de se vouloir engagé, le système dans lequel il est le plonge dans un tourbillon dont il ne peut sortir qu’à condition de laisser son engagement. Tout n’est que simulacre, et c’est assumé. Tout le monde accepte pleinement de savoir qu’ils ne sont qu’une représentation idéelle d’un objet frivole. La mode est censée être émancipatrice et vectrice de personnalité et d’affirmation mais elle n’est qu’un outil simulacre. Tout le monde semble avoir saisi ces contradictions, se les être appropriées et n’avoir aucun problème à les assumer et les apprécier jusqu’à en faire leur personnalité. 

Au-delà donc des mes blocages cognitifs liés à la structure de mon cerveau, il y a tout un système de schémas de pensées à revoir et modifier, un nouvel angle à apporter, une nouvelle perspective à ajouter. Pour le moment, tout est encore bousculé concernant mon attitude envers la mode. Ma contradiction entre mon être et mon attrait n’est pas encore assez polarisée sans doute ni étendue au maximum afin de se lâcher comme un élastique trop tendu. Mes contradictions vont devoir continuer de s’affronter. Et en attendant, elles s’affronteront très bien avec la paire de Mick boot chez Ann Demeulemeester que je cherche depuis des semaines. 

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